Oh qu’elle est dure la vie du musicien cubain à Paris !!! la langue, le froid, les moments de solitude, la nostalgie du pays... Bref, le quotidien de tout artiste venu d’ailleurs, qui débarque un jour en métropole à la recherche de son destin. Cette page leur appartient, base de données, catalogue, appelez-là comme vous voulez. Quoi qu’il en soit, puisse ce blog améliorer leur quotidien, l'essentiel est de les faire connaître, contribuer à les rendre plus visibles dans la scène musicale parisienne. Suivez l'actualité de leurs projets artistiques sur leurs pages respectives et profiter de la magie de cette musique, fruit de l’infatigable créativité du peuple cubain.


EMILIO BOZA (Bombon)


 

En évoquant avec le musicien cubain Lukmil Perez des vieilles anécdotes des années 90 à Paris, on s'est souvenu des musiciens qui nous ont déjà quitté, "Bombon" est l'un d'entre eux...je me rapelle de son air farouche, petit parisien à la cubaine, "un cubano con guaperia", mais en réalité, il était un homme plein d'humour, charmeur, généreux, tout simplement... un cubain quoi !



Je vous propose de lire l'interview réalisé par Nazem Ghemraoui de La Maison Orange.


Présentation :
Percussionniste, joueur virtuose de "tumba", plus généralement connu sous son nom d'artiste qui évoque le bonbon au chocolat.  BOMBON fait partie de la génération de musiciens qui ont assuré la continuité de la musique cubaine en France après la seconde guerre mondiale. Suite à des débuts colorés à La Havane, il va rapidement s'installer en France à partir de 1957 où il joue dans des lieux de la haute société comme à l'Eléphant blanc ou au Casino de Monte-Carlo. C'est à Monte-Carlo qu'il rencontre Claude François et devient ensuite le percussionniste du célèbre chanteur qu'il accompagne tout au long de sa carrière.
Plus tard, son nom est associé à l'Escale. Depuis les années 60 Bombon fréquentait le lieu et venait jouer de temps en temps, pour s'amuser et "faire le boeuf". En 1980 il s'installe pour 14 ans dans la petite cave où il dirige l'orchestre. Avec son départ, en 1994, l'Escale abandonne son statut de " temple de la musique cubaine " qu'il a assuré pendant 30 ans.



Interview :
Vous avez fait vos débuts à la Havane avant de rejoindre Paris, voulez-vous nous parler de ces années là ?
J'ai eu la chance de tomber sur des musiciens d'une grande valeur. Je suis tombé bien parce qu'ils me trouvaient sympa (rire). Ils me disent : tu joues bien et en plus tu présentes bien. Je me suis mis dans le coup et je me suis fait ma petite éducation.
A cette époque à Cuba il y avait beaucoup de grands musiciens qui faisaient partie souvent de bandes officielles de musique, c'est-à-dire de la bande de la musique de la police, de l'Etat-major, de la marine, des bandes municipales…
Ma sœur jouait et chantait beaucoup avec ces orchestres là, et moi j'allais avec elle…et je me suis fait connaître comme ça…

Vous aviez quel âge à cette époque ?
16 ans, à peu près. Et petit à petit…je me suis acheté moi-même une paire de bongos, une petite tumba…et je jouais à la maison, ma sœur jouait au piano et je l'accompagnais…

Comment elle s'appelle votre sœur ?
Enedina.

Comment s'appelait le chef d'orchestre ?

Julio Hernandez. Et l'orchestre s'appelait : Julio Hernandez y su conjunto.
Il y a une différence entre un conjunto et un orchestre. Le conjunto c'est le style trompettes et rythmes. L'orchestre c'est déjà un big band, c'est avec saxophone, trombone etc. Le groupe était bon, on s'aimait bien, il y avait deux trompettes, une tumba ou congas, bongos, contrebasse, guitare accompagnateur, et tres. Il n'y avait pas les violons. On jouait dans les galas, les mariages, les concerts etc. 
Et petit à petit, je suis tombé avec un groupe, un groupe très typique du style son, un septet. Le chef d'orchestre, il était coiffeur, peluquero. Il passait devant la maison et il voyait que je jouais le bongo avec ma sœur à la fenêtre, et il me dit : " Viens toi…viens à la répétition…on répète tous les mardis ". C'était à 200 mètres. Et je suis allé à la répétition. Je me rappelle, j'avais des bongos tout petits. Et après je me suis acheté des vrais bongos, des vrais de vrai. Et après il me dit : " Viens, tu veux jouer avec nous ? Petit à petit tu te mets dans le coup ".
Un jour, un officier de la marine est venu nous voir. C'était un ami à ma sœur. Il nous a écouté et il a dit : " tu joues bien toi. Il y a une émission qui va être ouverte à la station de la radio…". C'était la radio de la marine, la CMBF et c'était avenida del Prado. En face il y avait le bâtiment énorme de la grande chaîne nationale : RHC (Radio Havana Cuba). Un peu plus loin il y avait le siège de la CMQ.…et…je suis tombé avec un bon producteur. On a sympathisé. Sa femme chantait en première partie de chaque émission, de lundi à vendredi. Il y avait beaucoup d'artistes invités. L'émission durait une demi-heure. On faisait 3 à 4 morceaux. J'étais avec l'orchestre créé pour l'émission. C'était l'orchestre de la CMBF, dirigé par l'officier qui s'appelait Manolito. Il y avait un piano, une batterie, bongos et tumba, basse, saxophone. On était 7 ou 8 pour accompagner l'émission.
Le producteur (de l'émission) produisait du lait…

Il produisait du lait ?!

Oui, c'est-à-dire que l'émission était parrainée par la marque du lait " Santa Beatrice " : lecheria Santa Beatrice.
C'est vrai que c'était un pays capitaliste à l'époque !
Oui (rire). Il y avait tous les jours des invités en dehors de la chanteuse. Le patron s'appelait Monsieur Mosquera, et la dame qui chantait s'appelait Nancy Castillo. Moi je jouait la tumbadora. Et parmi les musiciens qui jouaient avec nous il y en avait qui étaient très populaires. J'ai eu la chance de jouer avec un bongosero très connu qui s'appelait Lazaro Pla, connu sous le nom de Manteca. Il jouait le bongos et il faisait beaucoup de mimes. Il était un show à lui tout seul.. Les artistes venaient et on les accompagnait. On répétait avant et…paf…on passait en direct : pas de play back ni rien.
Il y a eu Alberto Beltran, un Dominicain. C'est lui qui a popularisé El negrito del batey (le nègre de la brousse). C'était un merengue. Il a fait aussi fait beaucoup de boléros et il a popularisé Todo me gusta de ti.
Il y a eu aussi deux interprètes cubains très connus qui s'appelaient Celina y Reutilio. Ils faisaient de la très bonne musica campesina (musique paysanne).
On avait des artistes qui venaient tous les jours, tous les jours. L'émission, c'était de 11h30 à midi. On arrivait à 11h, on répétait une demi-heure. Il fallait jouer vite. On avait des très bons musiciens.
Et puis j'ai commencé à jouer avec l'orchestre de Rey Diaz Calvet. Il était argentin d'origine, mais plus cubain que lui ce n'était pas possible. Il jouait du piano et il a créé un orchestre qui s'appelait Rey Diaz Calvet Conjunto Orchestal. La chanteuse de l'orchestre s'appelait Maria Luisa Choren. C'était la sœur de Olga Choren. Ce sont des grosses pointures. Ah la la !
Rey Diaz Calvet m'a dit un jour : " Mets toi ça dans la tête : tu as les bongos, tu chantes bien, tu joues bien…et tu es sympa, donc tu vas jouer toujours ça ". Et il ne s'est pas trompé : je joue encore ! je joue encore comme un fou ! (fou rire)…
Et après, j'ai joué avec des orchestres magnifiques. Il y en avait deux qui étaient très importants : l'orchestre Cubamar et l'Orchestre Continental. Ces orchestres là étaient fantastiques. Ils faisaient les galas des sociétés de haut standing. Ce n'était pas dans des endroits tranquilles, c'était dans tous les clubs de la Havana.
Le directeur de l'Orchestre Continental s'appelait Monsoto. Et le directeur de Cubamar était Nestor Fabelo. Ces deux orchestres étaient de jazzband. Saxo, trompettes, trombone…là on était équipé pour faire tout : valse, tango, tout, tout !
Il y avait aussi à la Havane l'orchestre Hermanos Castro et Riverside.
A cette époque là…l'Espagne ! Sont venus de l'Espagne trois fabuleux orchestres : Chavales de España, Casino de Sevilla, et Churumbeles de España. Ces orchestres-là jouaient tous les types de musique. Ils avaient la particularité que tous les musiciens changeaient d'instrument. Quand c'était le Paso doble il y avait tout l'orchestre pour le Paso doble. Tango ! Ils sortaient les bandonéons. Jazz ! Ils faisaient du jazz. Chacha ! Tous les musiciens étaient là ! Mambo ! Mambo ! C'était formidable.
Les trois orchestres espagnols, quand ils jouaient de la musique cubaine, c'était magnifique !   

L'orchestre n'était pas spécialisé dans un seul style. C'était du haut niveau. C'était, pour ainsi dire, si vous voulez exactement le terme, ce n'était pas le bal populaire, c'était dans les grands clubs de la haute société de la Havane de l'époque, c'était la crème, tous les gens qui venaient dans ces endroits là, ils n'allaient pas dans les bals populaires. Il y avait un niveau différent…et il y avait aussi un niveau musical différent. On ne faisait pas la musique comme dans le bal populaire avec chacha et rumba, là c'était paso doble, tango, valse…

Et le son, on jouait le son dans les hautes sociétés ?
Oui, bien sûr.

Et que dansaient les gens sur le son ?
De tout !

Ils dansaient sur le son comme sur du chacha ?
Oui, les pas de la danse sont les mêmes et c'est la musique qui a évolué. Le son et le chacha c'est la même famille.

Combien de temps vous avez joué à Cuba ?
Deux à trois ans.    

Et pourquoi vous avez quitté Cuba ?
Parce que j'ai eu l'occasion de faire partie d'un grand orchestre de mambo. A l'époque le mambo c'était D�maso Perez Prado. Je suis parti avec l'orchestre de son frère, Pantaleon Perez Prado. C'était pareil, c'était une copie. Il voulait faire un orchestre pour partir en Europe. Un copain à moi qui habitait à New York est venu à Cuba. Il embauchait les musiciens pour Pantalope Prado. Il est venu chez moi et il m'a vu joué, puis on s'est mis d'accord. Et on a commencé à faire des concerts à Cuba pour bien roder le groupe. On a fait un groupe magnifique.
Je connaissais bien la famille Prado. Je suis de Matanzas. Et là j'ai connu la famille Prado. Quand je suis arrivé à la Havane, j'ai connu aussi des membres de cette famille. Ils habitaient à 300 mètres. Il y a un d'eux qui faisait la cour à une cousine à moi (rire).
Avec l'orchestre de Pantaleon Prado, on est passé en Europe et on a fait une énorme tournée.
L'orchestre était composé de 50 musiciens.
Au bout d'un certain temps j'en avais marre, j'ai pris le téléphone et j'ai contacté un d'eux et je lui ai dit que je voulais quitter l'orchestre. Il me dit : " Ecoute ! prend le train et viens avec nous ! ". J'étais à Marseille, on revenait de ne je sais plus quel pays. Et je suis monté à Paris, deux jours avant No�l.
Le chef d'orchestre m'a fait tous les papiers.

Comment s'appelait cet orchestre ?

Il y avait deux orchestres : un orchestre pour le jazz, et un orchestre pour la musique typique, c'est-à-dire nous, la musique cubaine.
Et la boîte où on jouait s'appelait l'Eléphant blanc. C'était la meilleure boîte d'Europe. Rue vavin. Montparnasse à l'époque c'était magnifique. Et l'Eléphant blanc c'était top. Il y avait tous les princes et tous les rois qui venaient.
Tout de suite j'ai eu mes papiers, et au bout de quelques années j'ai demandé ma naturalisation et je l'ai eue, sans problème. J'ai eu la chance de tomber dans une époque où il y avait moins de problèmes que maintenant. Je suis tombé avec un orchestre terrible, une boîte de nuit terrible. Donc ça roulait pour moi.
Je suis resté deux trois ans avec eux.

Y avait-il des Cubains dans les deux orchestres ?

Le chef d'orchestre du jazz était français. Il s'appelait Maurice Mouflard. Il était un super trompettiste.    
Nous, dans l'orchestre typique, il y avait trois cubains et quatre français. Le chef d'orchestre s'appelait Raoul Zequeira. Il était cubain, c'était le chanteur. J'ai commencé à chanter avec lui. C'était un super orchestre avec des super musiciens comme Picolino Sav, un saxophoniste, cubain lui aussi, c'était une bête. Il est mort il y a dix ans. C'était une bête : il lisait les partitions à l'envers !

Raoul Zequeira : 100 % typique non stop !

Et les autres membres de l'orchestre typique ?
Il y avait trois musiciens français : un batteur, un bassiste, et un joueur de piano extraordinaire.

Les Français de l'orchestre jouaient bien la musique cubaine ?
Ah oui !

Ils s'étaient formés comment ?
Quand on est un bon musicien on peut tout jouer.   

Mis à part l'Eléphant Blanc où jouait-on la musique cubaine à Paris à la fin des années 50 ? Y avait-il d'autres lieux, d'autres orchestres ?
Evidemment ! Il y avait beaucoup d'orchestres français qui jouaient la musique cubaine. Je vais te citer par exemple Benny Benet, Jacques Elian, Eddy Wagner…

Ils jouaient où ?
Dans tous les clubs, partout !

Par exemple…
Il y avait la salle Wagram, la mutualité. Il y avait aussi Los Guangaiseros de Yvan Maurice, il y avait le Cucaracha, un orchestre terrible de Jacques Thomas, il y avait le High Society Band de Jacques Ary…

Beaucoup d'orchestres ! On m'a pourtant dit qu'il n'y avait pas beaucoup de musique cubaine à l'époque !
Ce n'est pas vrai ça ! La musique cubaine est arrivée en France en 1920.

Je sais, mais les musiciens cubains sont tout de même partis avec la deuxième guerre mondiale…
Mais non, après la guerre c'était encore la folie. Naturellement il y a eu un ralentissement mais entre 1945 et 1950 les anciens musiciens cubains commençaient à revenir. Pendant la guerre, il y en a quelques uns qui ont été en prison.

Où ?
A Orléans. Ils ont été emprisonnés par la Gestapo (rire). Il y a eu par exemple Emilio Barreto, et peut être aussi le père d'Aldo Jova. Ils étaient 5 ou 6 à Orléans.

Et les autres membres de l'orchestre typique ?

Je suis retourné à Cuba une première fois en 1957. J'ai été invité au festival de 50 ans de musique cubaine. C'était organisé par la télévision. Il y avait tous les craques. Les artistes cubains venaient du Mexique, de l'Argentine, de l'Europe, de l'Espagne, de New York, de Paris…On était une centaine d'invités. A ce moment je jouais déjà à l'Eléphant blanc. Il y avait des artistes et des danseurs cubains de tous les pays du monde. Le festival a duré deux semaines. Et à l'époque toutes les grandes vedettes étaient encore à Cuba, ils n'étaient pas encore sortis : il y avait Celia Cruz, la Sonora Mantacera…. Ils ont fait ce festival en notre honneur parce que nous étions les musiciens qui faisaient la publicité pour la musique cubaine à l'étranger. On a été une semaine à Varadero et une semaine à la Havane : ça se passait au stadium de la Havana, le stade de base-ball, et c'était plein.. plein de monde.
Après je suis retourné plusieurs fois à Cuba mais en touriste.   

Extrait de : Maison Orange, par Nazem Ghemraoui.